Tous les contingents de la force française Barkhane sont désormais sur notre territoire, avec le départ de Gao du dernier convoi ce lundi 15 août 2022. Faut-il applaudir ou s’inquiéter de ce redéploiement que le régime Bazoum a imposé aux Nigériens dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ?
Dr. Souley Adji : Il y a longtemps qu’on suspectait le Niger d’être le dernier repaire de la force Barkhane dans la sous-région, étant donné la proximité du gouvernement nigérien avec les autorités françaises, notamment du président Bazoum Mohamed avec son homologue français Emmanuel Macron. Le vin est tiré, il faut le boire à présent. Mais le gouvernement aurait dû réfléchir par deux fois avant d’accepter cette proposition, étant donné l’échec patent que cette force Barkhane et les autres forces militaires étrangères ont enregistré au Mali. Les échecs dans un pays voisin ne peuvent pas se transformer en victoires chez nous. La gestion de la lutte contre le terrorisme doit d’abord être réglée par nos propres forces armées, la force Barkhane doit juste être une force d’appoint. Et si telle est le cas, Barkhane ne doit pas outrepasser sa mission, elle ne doit pas prendre la prééminence sur nos forces armées, sahéliennes soient-elles, afin que la lutte contre le terrorisme soit plus efficace. Mais comme le gouvernement a donné son accord, nous n’avons d’autre choix que d’accepter cette force malgré nous. Mais nous devons rester vigilants pour ne pas que des problèmes similaires à ce qu’on a connus au Mali puissent se reproduire chez nous, auquel cas, ça sera encore plus grave dans la mesure où l’opinion publique nigérienne est défavorable à la présence de ces forces étrangères sur notre sol. Pour sûr, elles ne seront pas accueillies à bras ouverts par les populations.
Justement. Relativement à tout ce qu’ils ont connus au Mali comme déboires, le commandement de Barkhane a pris l’engagement de se mettre en arrière-plan en concédant désormais l’initiative des interventions de terrain à notre armée. Barkhane sera juste une force d’appui pour nos FDS. Quel crédit accorder à cette profession de foi quand les autorités maliennes l’accusent de violations de sa souveraineté, de soutien apporté aux groupes djihadistes et d’espionnage ?
Le fait de dire que Barkhane ne sera plus au-devant de la scène désormais dans le cadre de la conduite des opérations n’est qu’un leurre. N’est-ce pas elle qui détient la technologie ? Celui qui possède la technologie a le contrôle de la décision, le commandement. Une force armée qui n’a pas le contrôle des armements, des logiciels, de tout ce qui est technologie, ne peut gérer aucun commandement. Ce sont les forces françaises qui gardent jalousement leurs outillages militaires, qui détiennent la technologie. Dans ce contexte, il est difficile que nos forces armées puissent dire un mot par rapport aux orientations dans la lutte contre le terrorisme. Elles ne peuvent qu’être des forces supplétives. En matière d’organisation, d’orientation dans la lutte contre le terrorisme, il est impensable qu’une force militaire sous-développée, sous équipée, puissent être en mesure de décider de quoi que ce soit, en présence d’une force qui dispose des moyens technologiques et l’expérience.
Le gouvernement a déjà commencé à annexer des terrains vierges et exproprier des terres agricoles pour la création de bases militaires dans certaines zones de la région de Tillabéri où une bonne partie des forces militaires occidentales seront installées. Comment entrevoyez-vous la cohabitation de ces forces avec les populations riveraines ?
Cela risque d’être, comme à l’époque coloniale où des soldats français sont venus occuper durablement des pans de notre territoire, des zones d’occupation sans autre forme de procès. Les populations qui vivent dans ces zones-là risquent d’être lésées, sans pouvoir dire leur mot par rapport à cette nouvelle donne. Les dommages seront nombreux en termes d’expropriation de champs, de parcelles, de vergers et d’autres biens. Il s’agit de pertes de biens matériels importantes. Ça risque aussi d’être une présence négative en ce sens que la dépravation des mœurs, les phénomènes de libertinage et la flambée de la prostitution en zone rurale sont des pratiques à redouter. Ce sont des faits enregistrés sur le continent où ce sont des soldats étrangers en mission qui commettent souvent des actes de violence, de viol, etc., à l’encontre des populations locales. Devant ce risque potentiel, il faut circonscrire les zones d’intervention de ces forces-là, afin de préserver la paix et la quiétude des populations des villages environnants. Il faut faire en sorte qu’il n’y ait pas d’intrusion malveillante en matière de mœurs notamment dans ces communautés, parce que ces soldats ont parfois beaucoup d’argent, attirent les jeunes filles dans la voie de la prostitution éventuellement, des pratiques qu’on a connues dans d’autres zones du continent, notamment en RCA, au Congo, etc. Donc il y a une menace sur nos mœurs qu’il faut prendre au sérieux et il faut éviter que cette présence militaire extérieure perdure. Il faut le circonscrire dans le temps, et faire en sorte que les populations puissent être impliquées dans la gestion de leur présence. Les leaders locaux, chefs coutumiers, leaders religieux, etc., doivent être mis contribution dans le cadre la préservation de bons rapports entre les forces étrangères et les populations locales. Il y a aussi le rejet catégorique par les forces vives (OSC, syndicats) de la présence de ces troupes militaires étrangères qu’il faut prendre en compte. Il n’est donc pas évident qu’il y ait une cohabitation heureuse avec cette résistance des organisations de la société civile, qui va continuer de s’exprimer dans les grands centres urbains du pays pour exiger leur départ, manifester pacifiquement pour exiger leur départ en vue d’empêcher une recolonisation de notre pays. Car comme les choses sont en train de se dérouler, c’est comme si on a donné un territoire à la France par le truchement de la lutte contre le terrorisme. Mais c’est en fait pour elle une sorte de réimplantation durable dans la sous-région. Donc, il faut nécessairement délimiter la durée de leur présence, faire en sorte qu’il y ait un conseil, éventuellement national, pour faire le bilan des étapes, les résultats, pour éviter la recolonisation rampante.
Propos recueillis
par I. Seyni