Les énormités en matière d’enrichissement douteux de nos gouvernants et l’incurie criarde de leur gestion de l’Etat relevées par la Cour des Comptes dans son rapport public 2022 suscitent indignation et colère au sein de l’opinion. ‘’Les Renaissants sont au pouvoir pour se servir et non pour servir le pays’’. C’est le révoltant constat partagé sur les réseaux sociaux. Pour Dr. Souley Adji qui est du même avis, cette prévarication traduit tout simplement ‘’l’échec des nouvelles élites modernistes’’.
L’Enquêteur : Les révélations sur la fortune individuelle des autorités politiques et de certains responsables d’institutions et hauts fonctionnaires de l’Etat par la Cour des Comptes dans son Rapport 2022 suscite un vif tollé d’indignation au sein de l’opinion nationale. Cette réaction populaire est-elle justifiée ?
Dr. Souley Adji : En ayant pris connaissance de la fortune des responsables de l’État et de ses démembrements, quiconque sera d’abord surpris, ensuite indigné et enfin révolté. La surprise vient du fait qu’en un temps record, certains connus jusque-là pour leurs petites économies voire leur détresse financière sont subitement devenus multimillionnaires. L’indignation tient au fait que tous les secteurs de développement sont au rouge, notamment la santé, l’éducation et l’emploi, etc. C’est tout un parcours de combattant pour l’immense majorité de la population pour accéder à des soins de santé, à l’instruction des enfants et disposer d’un emploi stable, en particulier pour les jeunes. Et enfin, le sentiment de révolte relève du fait que les dirigeants ne tiennent pas leurs promesses électorales, notamment celles relatives à la lutte contre l’enrichissement illicite, la corruption, l’incurie et la gabegie. Les régimes passent, mais la mal gouvernance persiste voire s’amplifie. L’on peut y voir là, l’échec des nouvelles élites modernistes qui, à l’orée des années 1990, avaient projeté de construire une société plus vertueuse, en rupture totale avec les tares politiques dénoncées à la Conférence nationale souveraine. Une génération plus tard, la belle promesse s’est muée en cauchemar pour les populations, qui pour une part notable, arrivent même à regretter les régimes d’exception. Le rêve démocratique d’une société où régneraient la justice, l’équité, l’intérêt général et le bien public a fini par prendre la forme d’un songe éveillé, où les populations sont K.O debout, sonnés qu’ils sont par les malversations diverses visant à faire main basse sur les ressources de l’Etat. Voilà pourquoi ce pays, considéré comme le dernier plus pauvre du monde, n’arrive point à faire décoller son développement, une centaine d’individus s’appropriant l’essentiel des revenus nationaux. En cela, le Niger reste, a contrario, le pays où d’une part le nomadisme politique participe d’une stratégie d’accumulation, étant donné que nombre de nouveaux riches avaient tôt choisi de migrer vers le pouvoir afin de se refaire une santé financière. Et d’autre part, un pays où les positions de pouvoir sont éminemment des positions d’enrichissement. Il reste à craindre que l’indignation et la révolte ne gagnent des acteurs désabusés, civils ou autres, las de voir se perpétuer impunément un tel système de prédation à grande échelle.
Lorsqu’on parcourt le rapport, l’on constate que beaucoup de recommandations formulées dans le précédent rapport n’ont pas été suivies d’effet, que l’incurie persiste toujours et s’est même intensifiée dans la gestion de certaines institutions de l’Etat et leurs démembrements. L’on constate aussi que certains présidents d’institutions et certains ministres ont carrément refusé de se soumettre à l’obligation constitutionnelle de déclaration de leurs biens. Comment jugez-vous de tels comportements ?
La Cour des Comptes n’a malheureusement pas de pouvoir de contrainte. Le refus d’obtempérer à la loi reste donc très sélectif dans la République. Il y a les citoyens de première classe et les citoyens de seconde zone ! Alors qu’ailleurs un tel manquement créerait des dommages importants à son auteur, ici les puissants, parmi lesquels des magistrats mêmes, peuvent choisir de passer outre à la loi et ne subir aucun des affres qu’un citoyen ordinaire encourerait. On peut toutefois voir dans ce refus de déclarer ses biens le signe patent de la mal gouvernance du régime et sans doute aussi celui de l’impuissance du président de la République qui doit en principe assurer le fonctionnement régulier et vertueux de l’Etat ainsi que la protection du bien public. Conviendrait-il peut-être alors d’accroître les compétences de la Cour des Comptes afin qu’elle ait un pouvoir de contrainte voire de justice. À moins alors que le Pôle financier ne se saisisse des cas litigieux ou restés impunis. Somme toute, en cas d’impunité, l’image du régime et des autorités en sera davantage écornée voire dégradée.
A quoi sert finalement la Cour des Comptes si son travail ne contribue en rien à assainir la vie publique ?
La Cour des Comptes a toute son importance dès l’instant où un Etat ne doit pas naviguer à vue, sans savoir comment fonctionne-t-il financièrement et techniquement, afin de corriger les manquements et mieux servir l’intérêt public. Elle produit des rapports documentés, montrant les vices et vicissitudes des responsables de l’État ainsi que le niveau de gouvernance financière atteint par un régime. Ces documents sont également des mémoires, qui pourraient servir un jour à rendre vraiment justice aux contribuables et au peuple en général, si une opportunité politique nouvelle apparaissait. Vous avez vu, par exemple, comment les crimes sexuels commis sous le régime de Dadis Camara en Guinée sont jugés aujourd’hui, sur la base des différents rapports de l’époque et des témoignages des victimes notamment. Le jour viendra donc où l’État demandera des comptes sur l’origine de la soudaine fortune des prédateurs de tout acabit et la justice passera inéluctablement. Comme dirait l’autre, en attendant le Jugement dernier!
En attendant cette extrémité, il est fort à craindre que le modèle démocratique ne finisse par être lui-même discrédité et jeté aux orties, parce que source de prévarication à grande échelle, d’incurie, de clientélisme, de népotisme, de familialisme et surtout de discrimination des citoyens sur la base de l’accès aux ressources de l’Etat. Les prochaines crises politiques risquent de revêtir un caractère franchement économique, où les pauvres, peut-être sous la houlette de nouveaux acteurs indignés, se jetteront à l’assaut de la citadelle des magnats bedonnants. Car, plus les inégalités sont criardes, plus le fossé se creuse entre les autorités et le peuple et plus la revendication des droits devient un impératif absolu. Gare à la pérennisation d’un tel système de redistribution des ressources nationales ! n
Propos recueillis
par I. Seyni