Le Sénégal est un cas atypique en Afrique francophone. Pays conquis dès le 17 ème siècle par la France, il eût pour capitale Saint Louis de 1872 à 1957. Cette ville fut le premier comptoir français sur la côte atlantique de l’Afrique en 1659. Une forte communauté française y habitait anciennement lorsque, en 1848, la ville de Saint Louis et l’île de Gorée acquirent la citoyenneté française. Les Blancs et les Métis, appelés mulâtres naguère, obtinrent alors le droit de vote, celui d’être électeur et éligible ainsi que d’autres droits politiques connexes.
Car ces entités étaient en quelque sorte devenues le prolongement de la métropole. Voilà d’où vient la culture démocratique du Sénégal, même s’il avait fallu attendre les élections constituantes de 1946 pour que ces droits politiques soient élargis à l’ensemble du Sénégal. Ces deux communes ont donc un siècle de culture citoyenne d’avance sur le reste du pays. Trois ans après l’indépendance du pays en 1960, les dirigeants ont d’emblée opté pour le système démocratique. Dans ce premier essai, Léopold Sédar Senghor seul fut candidat et obtint évidemment la totalité des suffrages. Les législatives, elles, furent plus disputées et déjà il eût une dizaine de morts. Renouant avec l’esprit de 1848, Senghor, souvent réélu, finit par introduire le multipartisme dans le système politique en même temps qu’il choisit d’investir lourdement dans le système éducatif afin de renforcer la citoyenneté et d’éradiquer les clivages ethniques et religieux notamment. En même temps, la laïcité se développa dans l’administration. Voilà le Sénégal lancé sur les rails d’une culture citoyenne et démocratique. Ayant démissionné de sa fonction, Senghor transmit le pouvoir à Abdou Diouf, alors Premier ministre, cela en vertu de la constitution. Aussi, la première véritable alternance eut lieu entre Diouf et Wade. En amont, il faudrait néanmoins souligner les nombreux débats politiques et intellectuels sur le développement du pays, entre le pouvoir et l’opposition, notamment sur les droits des femmes, des jeunes, etc. Dès lors, assis sur un tel socle, la démocratie sénégalaise poursuit inexorablement son petit bonhomme de chemin, nonobstant les velléités de certains politiciens de tenter de la pervertir. Face à un peuple largement éduqué et instruit, faisant sien le dialogue et le consentement sur les questions d’intérêt national, aucun Président en exercice ni aucune armée ne peut imposer sa propre volonté sans prendre des risques pour soi-même. Tel est le modèle sénégalais, qui, épreuves après épreuves, parvint toujours à se régénérer de plus belle.
Partant du cas sénégalais, quelles leçons devraient inspirer les acteurs politiques nigériens ?
Je ne sais pas de quels acteurs politiques vous voulez parler, mais, franchement, avez-vous vu un parmi la classe politique qui, une fois le coup acté, a dénoncé, ne serait-ce que la prise du pouvoir par les armes et, dans la foulée, la prise en otage de la famille du Président Bazoum ? Avec lequel, la veille encore, ils étaient alliés, camarades ou combattants de longue date de l’option militaire ! À mon avis, quand l’on se dit démocrate convaincu, l’on ne doit avoir en vue que la défense du cadre politique et de ses valeurs : libre choix des gouvernants par le peuple, gouvernance civile, exercice des libertés, délibération par consentement, séparation des pouvoirs, etc. C’est dans les épreuves que l’on reconnaît l’homme politique, la femme politique démocrate. Et non quand la mer est calme, sans houle ni vagues. Telle n’est pas la posture de la plupart des acteurs de notre classe politique, planqués sous le lit en attendant que l’orage passe, pour revenir crier sur tous les toits qu’ils sont prêts et aptes à gouverner. Toute honte bue. Aussi, je crois qu’il faudrait plutôt compter sur l’émergence d’une nouvelle classe politique, véritablement imbue d’État de droit et de valeurs démocratiques et dont la citoyenneté n’est pas que formelle, mais bien active, convaincue que la place des militaires n’est pas au Palais présidentiel ou dans les conseils des communes et mairies. Étant entendu que tout porteur d’uniforme qui aspire à faire la politique doit au préalable prendre congé de l’armée et revenir à la vie civile. Les anciens colonels Moumouni Djermakoye et Tandja Mamadou avaient donné l’exemple dès les premières heures du processus de démocratisation. Question de légitimité. Dès lors, tout homme, toute femme politique qui aspire à reprendre du service doit dès à présent montrer son attachement viscéral à la démocratie et à l’État de droit et en conséquence, œuvrer significativement pour que les militaires regagnent leurs casernes et s’occupent vaillamment des questions de défense du territoire et de protection et de la sécurité des personnes et de leurs biens, missions cardinales des hommes en uniforme. Les acteurs politiques doivent donc d’abord faire leurs preuves avant de tirer toute leçon de l’expérience sénégalaise.
Au Niger, une partie du peuple s’est détournée du champ politique alors que d’autres se claquemurent dans le silence. Il y a-t-il une explication à cela ?
Il importe tout d’abord de relever que, nonobstant sa vitalité, la culture démocratique n’est pas suffisamment ancrée dans la pratique politique et les rapports sociaux urbains en particulier. Les valeurs d’égalité des citoyens, d’accès pacifique au pouvoir, non par la force mais par la compétition politique, de légitimité et de droits humains restent encore superficielles dans l’entendement populaire. Les partis politiques ont évidemment leur part de responsabilité étant donné que très peu s’emploient à la formation civique et démocratique de leurs militants, préoccupés qu’ils étaient par l’achat des consciences ou par le bourrage des urnes. Aussi, avec tant de menaces sur la viabilité même du cadre démocratique, les militants et les citoyens en général sont dépourvus, perplexes ou pantois, ne sachant quoi faire d’autant plus qu’une culture de leadership et d’initiative n’a pas été instituée par les partis politiques. À cette donne contextuelle, il faut évidemment adjoindre le fait que beaucoup assimilent le système démocratique à un parti politique. La démocratie prend dès lors chez eux la forme d’un parti, qui a régné douze ans durant, alors même que le vocable renvoie à une forme de gouvernance antithétique au pouvoir personnel, à la dictature ou à la monarchie. Bien évidemment, l’on retrouve beaucoup d’opposants dans le soutien à la junte étant donné qu’ils croient ainsi se débarrasser à bons comptes, à peu de frais, de leurs adversaires politiques, hier au pouvoir. Ils ont de facto retourné leurs vestes et donc jeté par dessus bord toutes les valeurs de démocratie, d’alternance et de bonne gouvernance, dont ils se voulaient autrefois les champions. D’où une opportunité pour eux de pouvoir enfin se réaliser sans passer devant les urnes et en excluant les plus populaires. Il reste que, au regard de la trajectoire politique du pays et de la sous région, l’éphémère et le provisoire sont là règle et que toute posture personnelle ou clanique d’un pouvoir est vouée à l’échec. La lucidité revient généralement très vite chez les peuples et comme dans la Bible, les premiers deviennent les derniers et inversement. C’est dire que le silence dont vous parlez peut aussi être inquiétant. Surtout si la situation économique et sociale s’empire. Wait and see !